Lundi et mardi 30 et 31 octobre. Saad Hariri, Premier ministre sunnite du Liban, allié de l’Occident et de l’Arabie Saoudite, est en visite à Riyad. Mercredi, de retour à Beyrouth, il annonce le maintien du soutien saoudien au gouvernement libanais. La formation de ce dernier fin 2016 avait mis fin à deux ans et demi d’une crise institutionnelle aiguë et d’un bras de fer entre sunnites et chiites qui avaient fait craindre une dégradation dangereuse de la sécurité dans le pays. Avec l’élection du président chrétien Michel Aoun, les tensions confessionnelles avaient significativement baissé et le gouvernement, mené par Hariri, avait enfin la possibilité de réaliser des avancées politiques et économiques.

Jeudi, Saad Hariri recevait Ali Akbar Velayati, représentant officiel du Guide de la Révolution iranienne. Après avoir décrété qu’il voyait en Hariri «un homme respectable», ce dernier réitérait lui aussi l’appui de Téhéran au gouvernement de Beyrouth. Hariri rassurait donc ses compatriotes : l’Arabie et l’Iran soutenaient toujours l’accord intercommunautaire libanais et n’entendaient pas déstabiliser le pays.

Mais vendredi, Hariri annonce qu’il doit repartir en Arabie Saoudite, en urgence, pour y rencontrer le roi Salmane. Demande inhabituelle, il est prié de venir sans son staff, pas même son directeur de cabinet. Le lendemain matin, de Ryad, Hariri annonce sa démission du gouvernement libanais. Raison invoquée : son refus de continuer à voir le Liban placé sous tutelle «extérieure et intérieure», un reproche visant l’Iran et le Hezbollah, dont il menace de «couper les mains» et qu’il accuse de chercher à «l’assassiner». Il apparaîtra dans les heures qui suivent que Saad Hariri, assigné à résidence dès son arrivée à l’aéroport, s’est vu imposer sa démission sous pression directe de l’Arabie Saoudite.

L’annonce fait l’effet d’un coup de tonnerre à Beyrouth où la classe politique se perd en conjectures. Au sein même du Courant du futur, le parti de Hariri, les ténors démentent avoir eu vent de cette démission surprise. Les différentes institutions de sécurité, y compris celles réputées proches du Premier ministre, démentent les rumeurs de complot visant à attenter à sa vie. Hormis quelques sunnites radicaux, tous s’inquiètent pour la stabilité du pays ; même les alliés politiques de Saad Hariri donnent à comprendre qu’ils estiment son initiative regrettable. Pour sa part, Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, choisit un ton modéré, interrogatif. S’il critique l’Arabie Saoudite, parlant déjà d’une possible démission sur commande, il épargne son compatriote. Enfin, alors qu’une bonne partie de la presse du Royaume annonce un chaos intercommunautaire libanais imminent, la rue reste calme.

Si le calcul saoudien pour le Liban reste dans le détail à déterminer, le coup de Riyad est à replacer dans une stratégie plus large. A l’aune de l’arrestation de près d’une douzaine de princes et de dizaines de ministres saoudiens le jour même de la démission de Hariri, et du renforcement du blocus imposé au Yémen deux jours plus tard, on comprend que l’Arabie Saoudite a avant tout cherché à s’assurer que son message, adressé à la fois à son peuple, à la région et au monde, soit clair pour tous.

Pour autant, l’initiative saoudienne aura une conséquence peu banale – et que, selon toute probabilité, Riyad n’a pas anticipée. Alors que sunnites et chiites au Liban semblaient depuis plusieurs années irréconciliables autour d’une même lecture de la donne et des rapports de force régionaux, le «kidnapping» du Premier ministre par son patron saoudien a réussi à prévenir la majorité de la communauté sunnite contre l’Arabie Saoudite. Dimanche, la formation de Hariri saluait en Hassan Nasrallah, le leader du Hezbollah, un homme «responsable», dont on a «remarqué et apprécié» le discours «modéré et faisant passer avant tout l’intérêt national». Une première depuis plus de dix ans.

Le Liban tout entier attend de pied ferme celui qui, à ses yeux, reste le Premier ministre. Mais si sa démission devait être maintenue, l’indignation générale suscitée par le coup d’éclat saoudien et partagée par la communauté sunnite laisse penser que le Hezbollah aura peu de mal à bloquer la candidature d’un remplaçant ouvertement pro-saoudien. Si la démission de Hariri avait pour but d’éloigner Beyrouth de Téhéran, Riyad n’est parvenu qu’à s’auto-exclure du jeu libanais. A Téhéran, les ayatollahs doivent sabrer le jus d’orange.

Aurélie Daher